Série de balados Les Voix du terrain
Les Voix du terrain
Bienvenue aux Voix du terrain, une série de balados produite par le Centre de collaboration nationale de la santé autochtone (CCNSA). Le CCNSA met l’accent sur la recherche innovante et les initiatives communautaires visant à promouvoir la santé et le bien-être des Premières Nations, des Inuits et des Métis au Canada.
Épisode 31 – Désincarcération et santé : éliminer les barreaux pour un changement systémique – Partie 1 : l’aîné John Bigstone
Description
Désincarcération et santé : éliminer les barreaux pour un changement systémique est une minisérie dans le cadre des Voix du terrain. Elle a inspiré le rapport du CCNSA Derrière les barreaux : la surincarcération des Autochtones dans le système de justice pénale canadien, ses conséquences sur la santé et les possibilités de désincarcération. Ce rapport fait état de la crise de santé publique découlant de la surincarcération de membres des Premières Nations, d’Inuits et de Métis dans le système pénal canadien et explore des avenues pour la désincarcération grâce à des solutions de recherche fondées sur la justice communautaire, notamment des programmes de déjudiciarisation, des tribunaux autochtones et des pavillons de ressourcement dirigés par des Autochtones. La surincarcération a à la fois des effets immédiats et des répercussions négatives à long terme sur la santé et est un déterminant de la santé. Cette minisérie permet d’entendre des experts dans le domaine sur les réalités et les bienfaits des solutions de rechange qu’apporte la justice communautaire, leur lien avec la santé et ce qui serait nécessaire pour amener des changements systémiques et remédier aux injustices actuelles, qui se traduisent par une surincarcération des Autochtones à travers le pays.
Désincarcération et santé : éliminer les barreaux pour un changement systémique – Partie 1 : l’aîné John Bigstone. Dans cet épisode, nous en saurons plus sur le Bigstone Cree Nation Restorative Justice Program (page en anglais) (programme de justice réparatrice de la nation crie Bigstone), vivant sur les territoires des traités 6 et 8, au nord de l’Alberta. Nous avons réalisé une entrevue avec l’aîné John Bigstone qui fait partie du programme et en est l’aîné dirigeant depuis sa mise en place, en 1990.
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Biographies
John Bigstone (osow kihew ᐅᓱᐤ ᑭᐦᐁᐤ) est un aîné cri vivant à Wabasca, une communauté de la région nord-est de l’Alberta. Il parle couramment cri et anglais et il est membre de la nation crie Bigstone. Parmi ses ancêtres cris se trouvent plusieurs générations de dirigeants et de célébrants pour les cérémonies. Fidèle à son héritage, John est lui aussi détenteur du savoir traditionnel et célébrant.
John est membre et aîné dirigeant du Bigstone Cree Nation Restorative Justice Program (AN) (programme de justice réparatrice de la nation crie Bigstone). Le programme fonctionne avec succès depuis 1990, ayant d’abord commencé sous forme d’un comité de jeunes.
Sur le plan professionnel, John est titulaire d’un baccalauréat en travail social de l’Université de Regina, en Saskatchewan. Il a joué un rôle clé dans l’élaboration et la gestion du programme de santé mentale pour la Nation crie Bigstone. Il a été conseiller en santé mentale pendant de nombreuses années et possède de l’expérience en counseling individuel, familial et de groupe. John a passé de nombreuses années à se former comme animateur d’ateliers de guérison et de mieux-être et possède une vaste expérience du travail au sein de communautés de Premières Nations. Il est également maître Reiki et pratique l’art de la guérison énergétique.
Survivant d’un pensionnat autochtone, John est entré à 6 ans à la St. Martin Residential School, où il a été pensionnaire pendant 7 ans. Lors de son passage dans cet établissement, il a subi de la violence psychologique, physique et affective. En raison du traumatisme subi lors de cet épisode de sa vie, John a par la suite adopté des comportements autodestructeurs.
Il y a 30 ans, John a entrepris une quête pour retrouver son identité crie Woodland. Cette recherche lui a permis de retourner sur ses terres traditionnelles et de renouer avec les enseignements et les cérémonies cris. En amorçant son parcours vers la guérison des blessures et des traumatismes affectifs de son enfance, il a appris où était sa place dans la création et a compris l’aspect sacré de toutes les formes de vie. John est passionné par ses enseignements et il se soucie profondément de notre mère la Terre et de tout ce qui y vit. Il mène sa vie en fonction des principes spirituels de l’amour, de la bienveillance, de la compassion, du respect, de l’humilité et du courage. Les enseignements qu’il partage sont le reflet de cette philosophie.
Andrea Menard – Je suis une personne métisse associée au gouvernement métis Otipemisiwak et je travaille sur le territoire visé par le Traité no 6 à amiskwacîwâskahikan (Edmonton). Ma famille est originaire de la colonie de la rivière Rouge, maintenant dissoute, dans le territoire du Traité no 1. Notre lignée métisse porte les noms de famille Bruneau, Carrière et Larocque.
Je suis honorée d’avoir été nommée parmi les cinq avocats les plus influents de 2023 par le magazine CIO Times et parmi les 25 avocats les plus influents de 2022 par Canadian Lawyer. Ces distinctions témoignent de mon profond engagement à collaborer avec les nations autochtones dans le cadre des traités 4, 6, 7, 8 et 10, notamment des collaborations avec le gouvernement métis Otipemisiwak.
Mon parcours personnel comme personne métisse oriente mon ambition de réformer les politiques pédagogiques et juridiques en milieu de travail grâce à l’inclusion des lois autochtones, et il est enrichi par mes études de doctorat en théorie de la dominance sociale et en pluralisme juridique à l’Université Royal Roads dans le programme de doctorat en sciences sociales.
En tant que chargée de cours de droit à la Faculté de droit de l’Université de Calgary et à la Osgoode Hall Law School, je développe et donne des cours novateurs tels que « Reconciliation and Lawyers » (réconciliation et avocats) (LAW 693) et « In Search of Reconciliation Through Dispute Resolution » (à la recherche de la réconciliation par le règlement des différends) (ALDR 6305). De plus, je suis conseillère pédagogique au développement pour l’indigénisation des programmes et des pédagogies au Centre for Teaching and Learning de l’Université de l’Alberta, le centre d’enseignement et d’apprentissage.
Denise Webb est associée de recherche au Centre de collaboration nationale de la santé autochtone. Elle est titulaire d’une maîtrise en sciences de la recherche sur les services de santé, avec une spécialisation en politique de santé et en santé autochtone, de l’Institut des politiques, de la gestion et de l’évaluation de la santé de l’Université de Toronto. Ses recherches portent sur l’intersection et la relation entre les politiques de santé et la santé publique des Premières Nations, des Inuits et des Métis. Denise Webb est d’origine irlandaise et écossaise et est une aspirante alliée, travaillant à orienter les efforts de décolonisation des systèmes de santé et de la recherche sur les politiques.
Transcription
Denise Webb : Bienvenue aux Voix du terrain, une série de balados produite par le Centre de collaboration nationale de la santé autochtone, le CCNSA. Le Centre s’intéresse à la recherche novatrice et aux initiatives communautaires qui visent à promouvoir la santé et le bien-être des populations des Premières Nations, des Inuits et des Métis partout au Canada.
– Musique –
Denise Webb : Bonjour et bienvenue à Désincarcération et santé : éliminer les barreaux pour un changement systémiqueune minisérie dans le cadre de Voix du terrain. Je m’appelle Denise Webb. Je suis descendante de colons irlandais et écossais et je vis en tant qu’invitée sur le territoire traditionnel non cédé des Lheidli T’enneh, au nord de la Colombie-Britannique. Je suis associée de recherche au Centre de collaboration nationale de la santé autochtone et je coanimerai cette minisérie en compagnie d’Andrea Menard.
Andrea Menard : Bonjour, tânsi, hello tout le monde. Et merci, Denise. Je suis métisse et juriste de profession, anticolonialiste et originaire de la colonie de la rivière Rouge, où les noms de mes familles sont Bruneau, Carrière et LaRocque. Je suis également titulaire d’une carte de membre du gouvernement métis d’Otipemisiwak, le gouvernement de la nation métisse de l’Alberta. J’habite présentement sur le territoire non cédé du Traité 6 et sur les terres de la région de la patrie métisse.
Je possède plus de 20 années d’expérience en droit et dans les secteurs gouvernementaux et juridiques des organismes sans but lucratif et du droit universitaire et réglementaire. J’ai tissé des liens dans tout le territoire maintenant connu sous le nom de Canada avec des Autochtones et des nations et des organisations autochtones, de même qu’avec des professionnels et des partenaires universitaires non autochtones avec qui je collabore dans le cadre de bon nombre de programmes et d’initiatives de décolonisation et de réconciliation.
Denise Webb : Merci, Andrea. Désincarcération et santé : éliminer les barreaux pour un changement systémique est une minisérie inspirée d’un rapport que j’ai rédigé et qui a été publié en 2024 par le Centre de collaboration nationale de la santé autochtone sous le titre Derrière les barreaux – La surincarcération des Autochtones dans le système de justice pénale canadien, ses conséquences sur la santé et les possibilités de décarcération. Ce rapport visait à contribuer à l’information sur la crise de santé publique que constitue la surincarcération des membres des Premières Nations, des Inuits et des Métis dans le système pénal canadien. Ce rapport explore aussi des avenues pour la désincarcération grâce à des solutions de rechange fondées sur la justice communautaire, notamment des programmes de déjudiciarisation, des tribunaux autochtones et des pavillons de ressourcement dirigés par des Autochtones.
La surincarcération a des effets négatifs immédiats et à plus long terme sur la santé et constitue un déterminant de la santé. Cette minisérie de balados offre une occasion d’écouter des experts de la question et des personnes ayant de l’expérience de travail dans le système pénal et d’en apprendre un peu plus sur cette question, sur les changements qui sont nécessaires et sur la façon dont les lois et les principes juridiques autochtones peuvent être respectés et maintenus en vue de favoriser l’émergence d’un système de justice distinct, dirigé par les Autochtones.
Je suis incroyablement reconnaissante à Andrea, qui a gracieusement accepté de soutenir le CCNSA en dirigeant et orientant les travaux pour la réalisation de cette minisérie; en partageant ses connaissances, son expertise juridique et sa passion pour cette question. C’est un honneur de vous voir avec nous, Andrea.
Andrea Menard : Aucun problème, Denise. C’est un plaisir pour moi d’être ici et de coanimer avec vous, et d’avoir l’occasion de mener ensemble des entrevues avec des personnes formidables qui travaillaient à éliminer les obstacles systémiques et à entraîner des changements qui transforment le domaine pénal, changements qui ne sont pas toujours bien compris ou encore connus pour le moment.
Alors, j’apprécie beaucoup l’espace que le CCNSA a offert à cet important balado. Mon objectif est de créer une dynamique en apprenant ce que font les autres et de faire en sorte que les choses avancent de la bonne façon.
Denise Webb : Dans cette séance de 50 minutes, nous en apprendrons davantage sur le programme de justice réparatrice de la nation crie Bigstone, sur le territoire des Traités 6 et 8 en Alberta. Nous vous présenterons une entrevue avec l’aîné John Bigstone, qui fait partie du programme et est l’aîné qui le dirige depuis sa création, en 1990.
Andrea Menard : Le programme de justice réparatrice de la nation crie Bigstone est dirigé par des Autochtones et a été créé par la nation Bigstone à l’intention de ses membres vivant ou non sur la réserve. Ce programme est une réussite et jouit de liens solides avec des travailleurs spécialisés en mieux-être communautaire, avec des psychologues et avec les tribunaux et entraîne un faible taux de récidive.
Denise Webb : Le programme de justice réparatrice de la nation crie Bigstone collabore aussi avec le projet pilote de justice réparatrice wîyasôw iskweêw, en Alberta, dont il sera aussi question dans cette minisérie.
Andrea Menard : Nous allons donc maintenant aborder le programme de justice réparatrice de la nation crie Bigstone en profondeur, du point de vue de l’aîné John Bigstone.
– Musique –
Andrea Menard : John, merci beaucoup d’être ici avec nous aujourd’hui afin de partager votre histoire et vos connaissances. C’est un grand honneur pour nous. Alors, John, vous êtes un gardien du savoir traditionnel de la nation crie Bigstone. Doit-on vous appeler aîné John? Comment aimeriez-vous que l’on vous appelle? Comment les gens vous appellent-ils habituellement?
Aîné John Bigstone : Simplement John. Ou aîné John, c’est bon, vous savez, puisque c’est plus officiel, comme lors d’événements comme celui-ci ou lors d’entrevues.
Andrea Menard : John, pouvez-vous nous parler un peu de votre parcours et nous dire d’où vous venez?
Aîné John Bigstone : J’appartiens à la nation crie Bigstone. C’était récemment mon anniversaire de naissance, le 15 mai. J’ai eu 72 ans et je suis née à Athabasca. Mes parents étaient en migration à l’époque. Mon père était toujours à la recherche d’un emploi en dehors de la réserve. Ils étaient en route vers Athabasca à partir de Calling Lake, et j’ai décidé de venir au monde une fois que nous sommes arrivés à Athabasca.
C’est donc là que je suis né, et ma généalogie remonte jusqu’à la nuit des temps. J’ai des ancêtres qui ont fait la même chose que moi, sans doute à un niveau plus profond, sur le plan spirituel. Je fais partie d’une longue lignée de titulaires des cérémonies, vous savez, de gardiens du savoir, que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de chamans. Des gens très puissants. J’essaie de reprendre le fil là où les pensionnats et l’église ont tout laissé en mille morceaux. Alors, j’essaie de revenir au départ, là où tout a basculé, il y a environ trois générations. Donc, plutôt deux générations : mon père et son père – les choses avaient commencé à se brouiller à l’époque de mon grand-père. Le premier chef était mon grand-père. Voilà pourquoi la nation s’appelle la nation crie Bigstone. Mon père ne voulait pas ce poste, alors nous sommes partis et j’ai grandi principalement dans la région d’Athabasca – Westlock, Richmond Park, Smith – dans les environs de ces petites villes, et j’ai grandi sur des terres agricoles, où j’ai travaillé toute la vie. Je passais mes étés dans les champs à ramasser des pierres, des racines, à lancer des bottes de foin, des fétus de paille, tout ça en étant un travailleur – un travailleur agricole, je suppose.
On ne souffrait pas. Je crois que nous ne faisions que survivre. À l’époque, dans les années 1960, on ne peut pas exactement dire que les Autochtones étaient accueillis à bras ouverts. Mais on se débrouillait pour survivre, alors je sais comment me débrouiller dans la société en général, je n’ai jamais vécu sur une réserve si longtemps ou tant que ça – de temps à autre, je revenais. Mais il n’y avait rien à cet endroit, alors j’étais toujours ailleurs en train de travailler.
Mon grand-père, comme mentionné auparavant, a été le premier grand chef de la nation crie Bigstone. Il a signé pour être chef en 1899, le 21 août, je crois. Alors, il a signé et c’est par la suite que la nation crie Bigstone s’est appelée ainsi. Mais mon grand-père a acquis le nom de Bigstone juste avant la signature des traités. Alors, ils l’ont simplement désignée sous le nom de nation crie Bigstone. En réalité, son vrai nom, le nom que lui a donné son cousin, était en réalité Mistassini
Alors, mon parcours, en revenant de sept années dans un pensionnat, vous savez, je n’avais plus d’estime de moi, je n’avais vraiment plus d’identité. Par la grâce du Créateur, je me suis accroché à ma langue, le cri, que je parle couramment, tout comme l’anglais. Alors quand j’ai quitté le pensionnat à l’âge de 12 ans, je me suis retrouvé à Athabasca, où je suis allé à l’école, et c’était très difficile parce qu’il y avait beaucoup de racisme, de ségrégation, ainsi de suite. Il était très difficile de s’intégrer, et je crois que nous étions l’une des deux seules familles autochtones là-bas, et l’autre était ce que nous appelions des « pommes » (apples). Ils ne savaient pas non plus qu’ils étaient autochtones, alors nous nous sommes intégrés, en quelque sorte.
Nous n’avions pas d’identité culturelle. Nous ne savions pas qui nous étions, nous ne connaissions pas nos ancêtres. Nous ne faisions que nous rendre là et nous étions vraiment, vraiment confus à l’époque, alors c’était très difficile. Puis éventuellement, je suis retourné à l’école. Il a fallu beaucoup de courage après être sorti du pensionnat; je n’avais pas d’estime de moi, je ne savais pas qui j’étais. Je ne savais pas vraiment quel était mon but dans la vie, ce que je faisais ici, sur cette Terre, rien de tout cela. (J’étais) pour ainsi dire perdu, confus, mais [c’est] pourquoi j’ai décidé de retourner à l’école et d’apprendre.
Alors je suis retourné à l’école, et j’avais déjà 37 ans. Je suis retourné aux études en tant qu’adulte. Je suis allé à l’Alberta Vocational College [un collège professionnel] à Lac La Biche, et c’est là que j’ai commencé mes études. J’ai commencé en 8e année, et au bout de 3 ans, j’ai obtenu mon diplôme, j’ai terminé ma 12e année. Et j’ai aussi obtenu une mention d’honneur parce que j’ai été l’étudiant s’étant le plus démarqué. Donc, après ce que j’avais traversé après le pensionnat, pour moi, c’est toute une réalisation. Et mes enseignants m’ont dit : « tu es intelligent » et « tu devrais aller à l’université ». Alors, j’ai rassemblé ma petite famille et j’y suis allé.
Je suis allée à l’université, où je me suis aussi distingué comme étudiant remarquable et… comment dit-on? Oui, j’étais sur la liste du doyen. Mais je continuais de devoir composer avec bien des choses. Vous savez, beaucoup de douleur que je gardais en moi en raison de la violence que j’avais vécue au pensionnat. Il m’a donc fallu beaucoup de temps avant de ressentir de la fierté pour ce que j’avais accompli – je l’ai fait parce que c’était quelque chose que je me devais de faire. Quand j’ai terminé mes études universitaires, je suis rentré dans la nation, j’ai mis sur pied un programme de santé mentale à partir de zéro, et ce programme est encore offert aujourd’hui.
Même si je suis instruit à bien des égards… je peux compter sur une somme considérable d’information dans laquelle je peux puiser. J’observe le mode de vie spirituel traditionnel depuis… 35 ans maintenant. Alors, ce que j’ai appris dans le pavillon de ressourcement est beaucoup plus important que ce que j’ai appris à l’école, parce que je suis en contact direct avec le monde des esprits. Ainsi, ils me disent des choses qui vont vraiment vous jeter à la renverse… Alors, je suis privilégié, de bien des façons, je crois, parce que je peux communiquer avec le monde des esprits. Et je leur pose des questions, sur des choses importantes. Donc, ça a été un parcours de 35 ans où j’ai appris des choses à propos de la vie.
C’est donc là que je m’inspire, lorsque je partage, je pense que je ne m’inspire pas trop de ce que j’ai reçu dans le cadre de mon éducation, car il s’agit de la perspective de quelqu’un d’autre. Mais je me sers de cela de temps à autre pour mettre toutes les choses ensemble, parce qu’une grande part des enseignements occidentaux sont similaires à nos enseignements traditionnels, alors j’utilise les deux. Mais de façon générale, lorsque je parle de spiritualité, je puise dans le monde des esprits, et non dans les livres et pas non plus dans YouTube, ni dans rien d’autre, outre ce que j’ai vécu personnellement. Parce que je ne vous dirai rien que je n’ai pas vécu moi-même. Ça a été tout un parcours, beaucoup de sacrifices.
Denise Webb : Merci, John. Merci d’avoir partagé tout cela avec nous. Il s’agit vraiment d’un long parcours, d’un parcours accompli, et il y a tellement de choses dans votre famille dont vous pouvez être fier.
Je me demande si nous pourrions parler du programme de santé mentale que vous avez mis sur pied dans la nation crie Bigstone et du programme de justice réparatrice, si vous voulez bien nous en dire un peu plus à ce sujet.
Aîné John Bigstone : Lorsque j’ai quitté l’université, je suis revenu dans ma communauté et à l’époque, je n’avais pas remarqué qu’il y avait un programme de santé mentale. Il y avait un gestionnaire pour ce programme, l’un de mes cousins. Il était assis derrière un bureau et un jour, je suis entrée au bureau du Conseil de bande pour aller chercher quelque chose – je ne me rappelle plus quoi – et mon cousin m’a appelé et m’a dit : « Qu’est-ce que tu fais ici? » Je lui ai répondu : « Je suis en train de terminer mon stage pratique en protection de l’enfance »; le stage n’a pas duré longtemps, car j’avais mon propre point de vue à ce sujet. Puis, il a dit : « Tu sais quoi? On cherche une personne possédant ton parcours pour mettre sur pied un programme de santé mentale. » Puis, il a ajouté : « Est-ce que cela t’intéresserait lorsque tu auras terminé ton stage?... Nous aimerions t’embaucher pour faire ce travail. » Je venais tout juste de rentrer dans ma communauté et j’ai accepté, vous savez, et j’étais très enthousiaste. Ce n’était pas le genre de choses qui me faisait peur. Alors j’ai dit : « D’accord, je vais essayer. Je vais faire de mon mieux. »
Ils ont commencé à faire des recherches avec nous et nous sommes allés partout dans la province pour étudier d’autres programmes de santé mentale et j’ai ensuite compilé toute l’information. Mais je n’ai utilisé que les portions qui auraient du sens pour ma communauté et j’ai conçu le programme à partir de ma propre expérience – qu’est-ce que j’avais observé dans la communauté? Il y a tellement de problèmes dans la communauté à présent; drogues, alcool, violence, violence latérale, gangs… sans compter que nos jeunes meurent à la tonne, chez nous. Tout cela est causé par la drogue et par les effets historiques des pensionnats. C’est pire, dix fois pire que lorsqu’ils sont venus pour la première fois dans la communauté, en 1997.
Quoi qu’il en soit, c’est ce que j’ai fait. Et je suis devenu aussi thérapeute en santé mentale, puisque je m’étais spécialisé en santé mentale dans le cadre de mes études universitaires. Alors, vous savez, tout s’est mis en place. De là, je suis retourné à l’université puis j’ai fait le cycle complet, je suis revenu à Wabasca, où j’ai été embauché par le district municipal d’Opportunity comme gestionnaire, un poste que j’ai occupé pendant environ 7 ans.
J’ai ensuite pris ma retraite, du moins c’est ce que je croyais. Mais pour quelqu’un avec des compétences comme les miennes, il n’y a pas de retraite possible. Dès que la nation a été blessée, je suis resté et je ne faisais pas grand-chose. Ma retraite aura duré en tout deux semaines, puis on m’a appelé en disant : « Veux-tu faire partie du programme de justice réparatrice, en tant qu’aîné? » Alors, je me suis dit : « D’accord… ça s’alignait plus ou moins avec ce que je faisais déjà de toute façon. » J’ai dit : « D’accord, je vais voir comment ça fonctionne. » Je me suis ensuite joint à eux, et tout a bien fonctionné.
Peu de temps après, on m’a nommé aîné dirigeant… Et je suis toujours là. Nous aidons beaucoup de gens, je veux dire, comme Andrea le sait, notre programme connaît beaucoup de succès. Nous réussissons dans probablement 98 % des cas. Et ce sont les clients qui viennent à nous – nous livrons des orientations, nous offrons du mentorat et nous proposons une nouvelle perspective à ces personnes qui ont enfreint la loi, une perspective différente sur la vie, une façon de voir la vie sous un angle différent. En tant qu’aînés, c’est notre rôle, fournir des orientations.
Alors, voilà en quoi consiste la justice réparatrice. Avez-vous des questions en ce qui concerne la justice réparatrice?
Andrea Menard : Oui, John, j’en ai : que comprend votre travail dans le cadre du programme de justice réparatrice de Bigstone? Comment fonctionne la démarche de justice réparatrice et que demande-t-on aux participants?
Aîné John Bigstone :Comme je viens de l’expliquer, notre rôle en tant qu’aînés commence quand nous sommes choisis par la communauté. Habituellement, lorsqu’on envisage de choisir un aîné, on doit penser à quelqu’un qui possède des connaissances. Et la plupart d’entre nous ici avons un parcours dans une perspective occidentale du travail social, de la santé mentale et des dépendances. Alors, nous sommes tous spécialisés dans un domaine ou un autre. Nous n’avons pas été choisis pour cette raison, mais il se trouve que nous possédons ces connaissances. Puis nous avons une personne avec un savoir plus traditionnel, qui ne provient pas des livres et qui est réellement traditionnel : mon beau-frère. Je travaille avec lui au pavillon de ressourcement pour accomplir les cérémonies. Alors ça fonctionne vraiment bien. Nous nous réunissons deux fois par semaine, le mardi et le mercredi.
C’est par la voie des tribunaux que nous obtenons de nouveaux clients. Bon nombre d’entre eux sont des délinquants mineurs – nous ne traitons pas de personnes qui ont commis des délits graves – il s’agit le plus souvent de délits qui concernent la violence familiale, les cambriolages, ce genre de choses pour lesquelles la cour décide s’ils satisfont les critères pour pouvoir participer au programme. Notre directeur doit ensuite décider si ces personnes sont acceptées ou non. Si c’est oui, nous procédons à un examen préliminaire de leur cas. Une fois que cet examen est fait, on organise une rencontre avec eux – la première séance.
C’est là que les séances commencent. Nous avons trois séances avec eux. Pour réussir le programme, ils doivent satisfaire les exigences concernant les sanctions, qu’il s’agisse de séances de counseling, de counseling pour le traitement de leur dépendance, de counseling pour leur vie personnelle, peut-être de la gestion de la colère – ce que nous percevons, en tant qu’aînés, comme pouvant répondre à leurs besoins afin qu’ils deviennent des membres productifs de la communauté.
Donc, une fois que ces sanctions sont complétées, les participants doivent rencontrer leur conseiller à trois reprises. Il peut s’agir de dépendances, de santé mentale ou de tout autre programme qui, selon nous, leur conviendra – ils doivent y participer trois fois et produire chaque fois une lettre confirmant qu’ils étaient présents. Une fois que c’est fait, et qu’ils ont eu leurs trois séances avec nous – pour beaucoup d’entre eux, vous savez, il est fantastique de voir la transformation, même après trois séances seulement.
Il arrive que nous voulions faire cinq séances avec eux, mais je crois que c’est davantage une question de budget qu’autre chose pour ne pas faire quatre séances, ce qui leur serait bénéfique – ils en retireraient bien plus d’avantages. Ils ne commencent à s’ouvrir à nous en général qu’après la deuxième séance. Une fois rendus à la troisième, eh bien… c’est terminé. Nous avons donc souvent soulevé cette question, mais ça n’a rien donné. Ce n’est pas assez long et bien des participants nous ont dit : « J’aimerais pouvoir revenir pour que ça continue. » [Il n’y a] rien pour les en empêcher et ils peuvent le faire par eux-mêmes. Mais lorsque le tribunal exige que vous soyez là, ce n’est pas la même chose que lorsque vous y êtes par vous-même. Or, à la troisième séance, on peut voir que la lumière s’allume, nous leur avons donné une autre perspective sur la vie et quelque chose qu’ils peuvent utiliser.
Nous n’avons pas recours à des modalités de nature punitive telles que blâmer ou humilier – nous ne les voyons pas comme des criminels ni comme de mauvaises personnes. Ils ont fait une erreur. C’est ce que nous leur disons. Voyons ce que nous pouvons faire pour y remédier, vous savez, afin que vous puissiez avoir une perspective différente et que vous ne poursuiviez pas ce comportement. Donc, avez-vous besoin de cette aide, de cette confirmation que vous êtes une bonne personne? Ils ont seulement fait une erreur. Et nous devons les aider, de quelque façon que nous puissions le faire.
Andrea Menard : Merci de nous avoir fait part de ces propos. Pouvez-vous nous parler de certaines des répercussions du programme sur la santé et le bien-être de ces personnes? Quels sont ses effets sur leur santé mentale?
Aîné John Bigstone : Ce peut être un peu gênant quand je suis dans une communauté et que je rencontre des clients, et que certains d’entre eux sont un peu gênés de me parler, mais certaines de ces personnes vont simplement venir me voir, me serrer la main et dire : « Les choses que j’ai apprises ont eu de grandes répercussions sur ma vie, elles ont vraiment changé ma vie. » Ça me rend heureux d’entendre des choses comme ça. Voilà les répercussions, la portion invisible que personne d’autre ne voit. Vous savez, ces personnes ont changé leur vie. Certaines d’entre elles sont retournées sur le marché du travail, et tout se passe bien. Leur famille se porte bien et vous pouvez constater que ces gens ont l’air différents, se comportent et agissent différemment… Je vois ça souvent. Voilà pour les répercussions.
Du côté des communautés, il y a tellement de travail à faire… Ce n’est qu’une petite partie des changements que nous faisons, mais ces petits changements ont lieu chez une personne – si nous parvenons à toucher une seule personne, c’est immense. Parce que cette personne aura un impact sur sa famille et changera sa façon de penser et de se comporter, et elle aura à son tour des enfants, et c’est ainsi que la roue tourne et que la vie continue. Alors toutes ces choses, vous savez, j’aimerais avoir une baguette magique pour changer ou guérir toute la communauté, mais ça ne fonctionne pas comme ça. C’est une personne à la fois, et cette personne peut avoir des répercussions sur des centaines d’autres à venir.
Étonnamment, plusieurs de ces personnes viennent à ma hutte de sudation et il y a eu pour elles un impact vraiment immense – cela change leur vie, parce que c’est la partie d’elles-mêmes qu’il leur manquait : la déconnexion de leur culture, de leur langue et du monde des esprits. La hutte de sudation leur permet de renouer avec tout cela, elle les connecte à leur identité, à qui elles sont réellement. On n’en fait pas un grand discours. On ne le voit pas, mais on connaît ces personnes et l’impact qu’elles ont dans leur communauté en se guérissant elles-mêmes. Et tout ce qu’il nous faut est peut-être une phrase ou quelque chose qui aura un impact sur ces personnes. Il y a des années, un type s’est approché de moi. Je ne me rappelle pas de son nom, mais il est venu à moi, m’a serré la main et a dit : « Je voulais juste vous remercier. Ce que vous m’avez dit quand nous avons eu cette séance. » Je ne me souvenais pas de cette séance ni de ce que j’avais dit, mais il m’a dit que j’avais changé sa vie.
Andrea Menard : John, j’ai une question complémentaire : donc, pour la justice réparatrice de la nation Bigstone – si vous avez trois aînés au travail, est-ce qu’un d’entre eux prend en charge un client, qu’un autre aîné prend un autre client, ou vous vous partagez le tout? Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet?
Aîné John Bigstone : Lorsqu’un client se présente, nous sommes environ trois. Je suis l’aîné qui dirige, alors j’assure la coordination de la démarche. Trois autres aînés sont présents. Nous y allons tour à tour, et je coordonne le tout… Je sais comment lire l’énergie, je sais comment lire les gens. Alors, je comprends immédiatement les besoins du client et j’essaie d’orienter la conversation autour de ces sujets, et les autres aînés me suivent et s’appuient sur ce que je viens de dire. Ils se plaignent toujours – une fois que vous avez fini de parler, il n’y a plus rien à dire. Alors, j’ignore s’il s’agit d’un compliment, mais j’ai tendance à parler pendant un certain temps et habituellement, quand la personne se penche un peu vers l’avant – vous savez que vous avez visé juste lorsqu’ils sont assis et penchés vers l’avant et hochent la tête, vous voyez ce qui suscite vraiment des émotions chez eux.
Ouais. Alors ce client se présente, et nous lui parlons tous. Pas séparément. Pas comme des pièces différentes, [il n’y a] qu’une salle de réunion. Et voilà en quoi consiste la démarche.
Denise Webb : Alors, nous voulons en savoir aussi un peu plus sur les effets d’ensemble du programme. Je sais que vous avez parlé des participants qui acquièrent une nouvelle perspective sur la vie, mais constatez-vous d’autres répercussions chez les personnes qui cheminent dans le programme ou des effets sur la communauté dans son ensemble, sur la nation crie Bigstone, avec ce programme?
Aîné John Bigstone : Je crois l’avoir mentionné précédemment, les personnes qui ont complété le programme poursuivent leur guérison. Il ne s’agit pas d’une démarche ponctuelle pour laquelle vous avez une rencontre en counseling, puis vous avez terminé avec nous. Nous encourageons les clients à continuer de consulter, à continuer de parler aux autres, à continuer de travailler à leur santé mentale et à leur bien-être. Bon nombre d’entre eux le font. Pas tous, mais la majorité le font. Ils poursuivent leur démarche de guérison, et ils participent aux danses en cercle, aux cérémonies et à ce genre de choses, et nous leur disons que nous sommes toujours disponibles, venez, et asseyez-vous avec nous. Que nous serons heureux de les accueillir.
Alors, pour ce qui est de l’impact sur la communauté, vous savez, ce n’est pas que cet impact n’est pas visible, mais laissez-moi vous expliquer. La santé mentale d’une personne n’est pas visible jusqu’à ce que quelque chose se produise, et dans bien des cas – par exemple, vous les voyez au magasin ou ailleurs, des événements, et bien des personnes qui participent aux danses en cercle, bon nombre d’entre elles, sans doute 75 %, ont fait partie de notre clientèle. On peut voir, en raison de leur présence, que ces personnes poursuivent leur guérison. Parce que je partage beaucoup de choses à ce sujet lors des enseignements spirituels traditionnels et les gens sont avides de ce genre d’enseignement. Voulez-vous en savoir plus? Parce que personne ne parle de cela, c’est presque « Chut, chut! »… Nous baignons toujours dans cet esprit d’interdiction, de cette époque où vous pouviez aller en prison simplement pour avoir mentionné quoi que ce soit de spirituel. Nous sommes encore plombés par cela et nos populations vivent encore des craintes à leur façon.
Il y a peut-être 20 personnes qui viennent à mon pavillon de ressourcement. Ce n’est pas beaucoup, mais je ne peux pas en accepter plus de toute façon, car la maison ne peut accueillir que 15, ou peut-être 20 personnes à la fois. Alors, c’est une bonne chose que je n’aie pas 50 personnes qui viennent chaque fois, vous ne trouvez pas? Ce ne serait pas l’idéal, chaque chose a son but. Seuls ceux qui veulent venir, qui veulent être là, eux seuls seront là.
Comme je le disais, il y a environ 5 ou 6 clients qui sont venus au pavillon de ressourcement, où ils ont amorcé leur guérison, qui ont poursuivi leur démarche en ce sens, et cela a eu de grandes répercussions sur leur vie. Bon nombre d’entre eux sont retournés aux études, ont entrepris une formation et ont maintenant un métier qui leur permet de continuer. Plusieurs sont retournés à l’école. Ils ont terminé le programme. Et désormais, ils n’ont plus besoin de se faire du souci avec leur casier judiciaire qu’il faut effacer. Surtout pour un travail de conseiller, ou du genre travailleur social, si vous avez un casier judiciaire, vous ne pourrez jamais aller de l’avant. Cela a donc un impact énorme pour eux. Donc, ils sont heureux.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, nous avons beaucoup de femmes qui viennent au programme. Violence conjugale, et habituellement le tout est lié à un traumatisme intergénérationnel subi à l’enfance. Il y a beaucoup de colère. Puis elles rencontrent quelqu’un et sortent ensemble, et cette personne a aussi vécu de grandes épreuves au cours de ses jeunes années et a vécu de grands traumatismes à l’enfance. Alors, à quoi s’attendre? À beaucoup de violence. Alors, ils se retrouvent en cour, puis finissent par se retrouver ici, à notre table. Et ce sont avec ces personnes que nous adorons travailler, parce que nous parvenons à intervenir auprès d’elles. Nous avons vécu bien des choses semblables dans nos propres familles, et j’ai beaucoup de sympathie pour ces personnes.
Voilà pour l’impact. Bon nombre de ces personnes retournent à l’école. Elles retournent aussi à leurs habitudes, à leurs habitudes spirituelles traditionnelles. Elles se reconnectent avec la terre, et avec leur famille. Elles se reconnectent aussi avec un grand nombre de lieux qu’elles avaient quittés. Lorsque vous vous déconnectez, c’est là que commencent les problèmes. La connexion est donc très, très importante dans notre culture.
Denise Webb : J’aurais moi aussi une question complémentaire. Je sais que nous n’avons pas encore abordé ce sujet auparavant, mais je me demande… Lorsque vous parlez des personnes qui entrent au programme de justice réparatrice afin de réaliser une démarche avec vous, les victimes font-elles aussi partie du processus? Et si oui, comment se déroule leur expérience dans le cadre du programme? Je parle ici des victimes de l’acte criminel qui a amené les personnes au programme.
Aîné John Bigstone : Nous ne nous occupons pas des crimes sur la personne tels que les agressions sexuelles ou les meurtres. Nous ne les prenons pas en charge. Nous n’avons pas encore franchi cette étape, nous ne sommes pas encore organisés pour ce faire. Nous y travaillerons peut-être à l’avenir.
Les seules occasions où nous réunissons le contrevenant et le défenseur sont les cas de violence familiale, car nous pensons que les deux partenaires ont besoin de se retrouver ensemble pour régler la question. Dans les cas où nous avons agi de la sorte, les couples sont encore ensemble, ils ont pu régler le problème, ils y sont parvenus avec notre aide. Alors, c’est donc là l’étendue du travail que nous faisons, nous réunissons les gens. Mais nous n’allons pas plus loin – nous ne sommes pas encore suffisamment organisés pour le faire.
Denise Webb : Vos propos me permettent d’enchaîner vers notre prochaine question, et je sais que vous en avez aussi glissé un mot précédemment, mais quels pourraient être les autres domaines du programme qui pourraient être améliorés ou dont on pourrait s’inspirer? Je sais que vous avez parlé de séances supplémentaires, de plus de counseling pour les participants et peut-être d’un financement accru. Y aurait-il quelque chose d’autre, peut-être, auquel vous pensez?
Aîné John Bigstone : Je crois qu’être accepté dans une communauté comme celle du programme de justice réparatrice, c’est entrer dans quelque chose d’inconnu, jusqu’à ce que vous ayez des problèmes avec la justice. Nous devenons alors le centre de l’attention, n’est-ce pas? Donc, en quelque sorte, nous sommes alors acceptés comme un programme viable qui peut apporter des changements dans la communauté, une personne à la fois. C’est le problème auquel nous sommes confrontés. Et nous essayons de le résoudre.
Et les aînés – vous seriez tenté de croire que [comme] il y a une vaste communauté de gens qui nous aiment, que nous pourrions arriver, comme ça, avec tout un groupe d’aînés et de gardiens du savoir. Ce n’est pas le cas. C’est ce que nous pensions aussi : « Il devrait y en avoir des centaines, partout, que nous pourrions mettre à contribution. Ils seront heureux de venir nous donner un coup de main. » Beaucoup de ces personnes n’ont pas ce qu’il faut pour faire ce que nous faisons comme les aînés que nous avons. Parce qu’il faut être capable de parler, n’est-ce pas? Vous devez avoir des antécédents, comprendre le comportement humain, être en mesure d’avoir un impact sur la personne. Bon nombre de ces aînés n’ont pas été formés à la perspective occidentale ni à la perspective autochtone. C’est donc un gros problème. Nous vieillissons, et qui va nous remplacer?
Vous savez, beaucoup de ces personnes ne savent pas comment s’entretenir avec les autres, parce que d’abord et avant tout, vous devez être en mesure de communiquer avec la personne qui se trouve en face de vous. Vous devez apprendre à lire les comportements, le langage corporel. Des compétences particulières sont nécessaires. Ou que les clients soient très intelligents. Ils vous diront les choses que vous voulez entendre, et si vous y croyez et que vous ne les confrontez pas, ils vous auront. Alors, vous devez avoir ces compétences. Et il n’y a pas beaucoup de gens comme ça dans la communauté et bon nombre d’entre eux n’ont pas l’assurance, n’ont pas l’estime d’eux-mêmes pour faire ce genre de chose. Alors si vous pensez que nous sommes submergés par le nombre, sachez que ça ne fonctionne pas comme ça. Les aînés que nous avons sont les seuls que nous avons pu trouver jusqu’à maintenant. Et il y en a quatre [aînés].
Oui, ce sont les enjeux qui viennent à l’esprit. L’argent, le financement est l’autre enjeu. Nous sommes toujours à court d’argent parce que personne ne considère le programme à sa juste valeur tant qu’ils n’ont pas de problèmes. Mais nous travaillons bien avec le programme de bien-être des communautés et avec le psychologue. Nous travaillons bien avec les juges, avec les procureurs de la Couronne, qui apprécient vraiment le programme. Ils savent que nous faisons une différence. Mais ce programme ne fait pas l’objet d’une bien grande publicité.
Andrea Menard : Le programme de justice réparatrice de Bigstone possède-il toujours un bureau à Edmonton? Le programme est-il toujours offert dans la ville?
Aîné John Bigstone : Oui, nous l’offrons. En fait, j’y étais la semaine dernière pour voir trois clients. Je suis le genre de gars qui est un peu partout à la fois; puisque je suis l’aîné qui dirige le programme, je suis presque toujours dans l’obligation d’être présent quand je le peux. Nous allons aussi à Edmonton. Nous nous installons à l’hôtel Continental Inn & Suites, où nous avons une chambre pour rencontrer nos clients. Et il y a trois aînés avec qui nous travaillons qui vivent à Edmonton.
Andrea Menard : Oh, d’accord, c’est super. Merci beaucoup, John, j’apprécie vos réponses. Outre le programme de justice réparatrice de la nation Bigstone, pouvez-vous nous parler de vos autres rôles dans la communauté et de votre travail dans la communauté?
Aîné John Bigstone : Eh bien, tout d’abord, je suis le titulaire des cérémonies des huttes de sudation. Je suis le porteur du calumet. [Vous serez] surprises de constater à quel point je suis allé loin pour le calumet ou pour des enseignements : Edmonton, Grande Prairie, Slave Lake. La tendance va en augmentant et on m’appelle pour tenir le calumet ou pour aller faire part de mes enseignements. En fait, l’organisme Treaty 8 Polytechnic me demande d’agir comme aîné dans le cadre du Traité 8 en allant partager mes enseignements et en participant à des huttes de sudation avec eux. Je n’y suis pas encore allé, mais je suis persuadé que je serai appelé à y aller plus souvent. Alors voilà, c’est ce que je fais.
Je suis également animateur. J’anime des ateliers sur le bien-être et je prononce des conférences. On me demande de participer à des ateliers en prenant la parole. J’organise des ateliers chez moi. À la maison, ma conjointe et moi offrons du counseling et de l’accompagnement spirituel. Nous ne demandons pas d’argent, et les gens se présentent chez nous, peuvent faire part de leur problème, et nous leur parlons, nous leur offrons de l’accompagnement et les aidons afin qu’ils aient un portrait plus juste de ce qui se passe réellement. Nous sommes tous deux des conseillers diplômés.
Je joue aussi du tambour, du tambour pour la danse en cercle. Nous avons un groupe à Wabasca, j’en fais partie et je suis membre sénior. Alors oui, nous faisons de la danse en cercle et ce genre de chose, et nous sommes vraiment la seule chose qui se passe en ville. Alors chaque fois qu’il se passe quelque chose, nous faisons appel à un tambour doré. Alors oui, c’est l’autre chose que je fais.
On me demande aussi de participer à des huttes de sudation dans d’autres communautés, mais je ne crois pas vraiment à ce genre de chose. Vous savez, je n’aime pas aller sur le territoire de quelqu’un d’autre et commencer à faire des tas de choses. Ce n’est pas quelque chose que j’aime faire, car on pénètre sur les terres de quelqu’un d’autre et je comprends que des esprits vivent sur ces terres. Je ne serais pas très heureux si je me rendais là et que je commençais une cérémonie du calumet sur le territoire traditionnel de quelqu’un d’autre. Je dois demander la permission aux esprits afin qu’ils ne soient pas offensés.
Dans les communautés où je suis allé, je vais habituellement ouvrir la danse en cercle avec la cérémonie du calumet. Quant à l’impact que cela peut avoir sur la communauté, je ne suis pas en mesure de vous le dire, parce que je ne fais pas partie de la communauté, mais il y a toujours tellement de gens qui prennent part à ces cérémonies… C’est un peu comme une introduction au pays des Autochtones; la cérémonie du calumet, la danse en cercle. N’importe quel type de cérémonie, parce que les gens sont avides, ils veulent s’approprier ce que leurs ancêtres ont laissé, ils veulent comprendre. Je livre aussi beaucoup d’enseignements à propos de la terre.
De plus, beaucoup de femmes se tournent vers nous, plus que des hommes. [Et cela a] toujours été le cas, parce que les femmes sont les nourricières, ce sont elles qui élèvent leurs enfants. Ce sont elles qui prennent soin de la maison, alors ce sont souvent elles qui gravitent autour de ces cérémonies. Il y a aussi toujours des hommes, mais pas autant que des femmes. Et elles portent toutes ces belles jupes à rubans, vraiment magnifiquement décorées. Elles prennent cela très au sérieux. Et je parle à beaucoup de gens qui viennent à ces cérémonies du calumet. Cela me dit qu’ils veulent de telles cérémonies, qu’ils sont avides de ce genre de choses. Ils veulent en savoir plus. Je me sens privilégié d’être là pour leur offrir cela. À Calling Lake, on nous a invités à venir chanter lors des danses en cercle, et les gens participent souvent à des cérémonies là-bas aussi.
Voilà l’impact que je perçois également. Pour ce qui est de l’impact global, ou des effets pour l’ensemble de Wabasca et des autres hameaux, voilà l’impact. Il n’existe pas de statistiques pour dire : « Oui, vous faites une grande différence ». Il n’y a pas de données à ce sujet. Seulement ce que j’ai observé.
Andrea Menard : John, j’aimerais ajouter quelque chose : dans nos conversations antérieures, vous avez expliqué que la guérison est une affaire de couches; le traumatisme intergénérationnel touche un grand nombre de personnes. Avez-vous quelque chose à nous dire sur ces couches et sur la façon dont elles se dévoilent chaque jour, et des moyens de faire face à tout cela? Êtes-vous en mesure de nous donner de l’espoir? Des orientations?
Aîné John Bigstone : Tout ce qu’il est important de comprendre est que nous sommes des produits de notre environnement. Nous portons tous en nous les répercussions de l’environnement dans lequel on a grandi – nos enseignants, les personnes qui prennent soin de nous, nos mentors. Nous venons au monde avec une page blanche devant nous, comme un disque dur vierge, qui ne contient pas d’information. Le système d’exploitation se trouve dans le disque dur, mais rien n’est programmé. Or, la famille dans laquelle vous êtes né va télécharger le logiciel dans votre disque dur et s’il ne s’agit pas de bonne information, s’il n’est pas propice au bien-être, au mieux-être, il va télécharger des choses, et environ 65 % de tout ce qui est téléchargé dans le petit disque dur de notre naissance jusqu’à l’âge de 7 ans sera de nature négative. Et il nous faudra des années pour nous reprogrammer. Il ne s’agit pas tant de ce que nous avons besoin d’apprendre comme de ce que nous devons « désapprendre » si nous voulons être des êtres humains productifs et en bonne santé.
C’est donc à cela que nous devons nous attaquer. Et nous devons commencer par la couche du fond, celle de l’enfance. Que leur est-il arrivé? Que m’est-il arrivé à moi, tous les traumatismes que j’ai vécus alors que j’étais enfant, de ma naissance jusqu’au jour où j’ai quitté le pensionnat, qui soit inscrit dans mon ADN et qui fait maintenant partie de moi. Maintenant, c’est à moi qu’il appartient de guérir. Avec l’aide des esprits, ils aident à le faire, alors les couches – j’ai eu besoin de toutes ces années. Ce sont comme les pelures d’un oignon. On dit : « Vous en retirez une, puis vous réalisez, oh, qu’il y en a une autre, puis vous y faites face. » Il est très rare qu’une personne aille du fond des choses. Lorsque vous allez jusqu’au bout, vous devenez un maître [vous] n’avez pas besoin de revenir sur Terre. Mais d’ici là, nous continuerons de revenir, nous poursuivrons notre travail.
Donc, la justice réparatrice nous permet de commencer à retirer les pelures – la première, en fait. À partir de là, les clients doivent chercher où obtenir de l’aide pour commencer à retirer plus de couches de traumatismes et d’expériences vécues dans leur enfance. Ces expériences ne sont pas propices à la santé et au bien-être, et à la santé mentale particulièrement. Donc, c’est ce que nous faisons, c’est ce sur quoi je travaille depuis 72 ans – bien, peut-être pas 72, mais peut-être 50 ans, mais vous comprenez ce que je veux dire? Nous sommes tous dans le même bateau, nous sommes tous dans le même vaisseau spatial appelé notre mère la Terre, et nous sommes ici pour vivre une expérience et apprendre sur nous-mêmes. Qui sommes-nous réellement? Pour nous reconnecter à nos origines – d’où venons-nous? Que faisons-nous ici? Où allons-nous une fois qu’on est morts? C’est un atelier en soi. J’enseigne aussi ce genre de choses, mais nous pourrions en parler une autre fois.
Denise Webb : Oui, merci. Je voudrais simplement prendre le temps de vous remercier d’avoir échangé avec nous et d’avoir pris le temps de nous parler sur ce sujet aujourd’hui, de nous avoir fait part de votre parcours et des enseignements que vous avez acquis en cours de route, de l’impact du programme de justice réparatrice, dans une large mesure, à travers l’Alberta. Alors, merci.
Andrea Menard : John, chaque fois que je passe du temps avec vous, je grandis comme personne et je me sens profondément connectée à vous. Je veux donc vous remercier du plus profond de mon cœur pour l’énergie que vous nous avez donnée aujourd’hui. Et j’espère que vous passerez de merveilleux moments durant le reste de votre journée et que le soleil commencera à briller là-bas.
Aîné John Bigstone : Il n’y a pas de quoi. Vous savez, c’est un plaisir pour moi de partager ce que je peux. Lorsque je partage des choses avec vous, j’apprends aussi de vous : c’est ainsi que ça fonctionne. Ça ne va pas que dans un sens… et c’est pour moi un honneur de partager cela avec des gens qui veulent apprendre. Je souhaite que plus de gens de ma communauté pensent de cette façon, mais on doit y aller une personne à la fois.
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Andrea Menard : Pour en savoir plus sur le programme de justice réparatrice de la nation crie Bigstone, consultez le www.bigstone.ca/restorative-justice.